L'entrepreneur est celui qui impulse la création d'une organisation, issue d'une intention personnelle, d'un engagement dans un processus qui va transformer un projet d'entreprendre en projet d'entreprise.
Mais que se passe t-il ensuite ? Y a t-il une borne qui marque la fin de la période entrepreneuriale ? De même quand ce processus commence t-il ? peut on le dater ?
En ce qui concerne la borne inférieure, la constitution juridique de l’entreprise sert généralement de repère pour décider que l’entreprise est créée, repère commode pour les études statistiques qui disposent du registre du commerce comme source d’information. Mais cette étape constitue t’elle le début de la création ou bien la fin ?
Cette étape juridique de l’immatriculation fournit un repère
précis, marqué par un événement borné temporellement, se traduisant par un
document officiel. Mais l’entreprise n’est alors qu’une coquille vide, dont les
activités n’ont généralement pas démarré. Alors, à partir de quand peut-on
considérer que le niveau minimal des activités en cours permet de penser que
l’entreprise est créée ?
Lorsque l’on se penche sur ce sujet, le
questionnement peut se dérouler sans fin. L’idée de découper cette phase
initiale en identifiant une phase de démarrage qui correspondrait à
l’initiation des premières activités se présente alors naturellement. Cette
phase de démarrage débuterait lorsque l’entreprise enregistre ses premières
commandes ou réalise ses premières ventes (Fourcade, 1991) ou bien par le
passage d’une stratégie d’une personne à une stratégie d’organisation (Sammut,
1998).
Cependant, certaines entreprises démarrent aussi leurs
activités sans avoir encore régularisé leur situation juridique. De même, il
est souvent recommandé dans les manuels de conseil aux porteurs de projet, de
retarder au maximum la date de l’immatriculation afin de ne pas imputer la
période de recherche des fournisseurs ou celle de recherche des premières commandes
sur la vie juridique de l’entreprise qui déclenche automatiquement un certain
nombre de charges fixes. Ainsi, la création d’entreprise ne commencerait-elle
pas bien en amont de son immatriculation ?
L’engagement du créateur, dans
une démarche qui engendre une prise de risque pour lui, peut être considéré
comme une étape décisive qui pourrait marquer la création effective de son
entreprise. Mais la création d’une entreprise ne commence t’elle pas aussi dès
les premières recherches d’information ou la première communication de son
projet à son entourage ? La prise de risque matérielle peut-elle
constituer le seul indicateur du début du processus ? En réalité les
créateurs qui viennent s’immatriculer ont eu ce projet en tête depuis plusieurs
mois et le plus souvent plusieurs années…
La
question corrélative se pose : quand finit la création ?
Les bornes fatidiques des trois
ans puis cinq ans après la constitution juridique sont dans tous les esprits,
en lien avec les taux de défaillance des entreprises nouvellement créées. Il
est possible de considérer que l’entreprise n’est plus en création au-delà des
ces trois premières années de vie. Mais
que dire des projets industriels complexes qui nécessitent plus de temps
pour parvenir par exemple à industrialiser un procédé ? Ou des projets
conçus dès l’origine de manière ambitieuse, comme la création d’une
franchise : la création du premier magasin ne correspond pas à l’objectif
que s’est donné son entrepreneur. Le repérage de l’intention initiale pourrait
ainsi aider à distinguer la phase de démarrage de celle de croissance qui la
suivrait.
Nous
pensons, d’une manière générale, que le raisonnement consistant à vouloir
identifier des événements précis qui seraient indicateurs de bornes temporelles,
ou à décréter des durées fixes pour certaines phases du processus, n’a guère de
sens à propos de l’entrepreneuriat. Si effectivement des éléments factuels constituent des
indicateurs qu’il est indispensable de connaître, comme la location d’un local,
la première prise de commande ou la première vente, ils doivent être complétés
par une prise en compte des facteurs individuels.
Ainsi, le passage d’un
raisonnement individuel à un raisonnement collectif nous paraît plus pertinent,
bien qu’il nécessite alors une investigation approfondie pour le repérer. Comme
le souligne T. Verstraete (1999, p. 74), « La relativité du temps empêche de borner précisément la période de
création d’entreprise ».
J.P. Bréchet (1994, 1996) propose de concevoir l’entreprise d’une façon différente des approches traditionnelles en terme de morphologie (structure, frontières…) ou de caractéristiques identitaires (taille, structure juridique, …). L’approche dynamique qu’il adopte transforme l’entreprise en « projet productif ». La gestion stratégique consiste alors à développer le projet d’entreprendre. Dans cette acception intéressante, la question d’une borne délimitant la fin d’une période proprement entrepreneuriale perd donc de son intérêt.
Ces
premiers éléments de réflexion montrent que la dimension temporelle est une dimension
fondamentale pour comprendre l'entrepreneuriat.
Le temps en sciences de gestion peut se concevoir selon
deux grands courants, le temps dit « de
l’horloge » et le temps social. La conception dominante est celle de
l’horloge, c’est-à-dire un temps mesurable, quantifiable, celui de la montre (Tarondeau, Nacache, 2001). Il s’écoule de manière homogène, linéaire
et inexorable. C’est un temps parfaitement objectif. Cette conception est à la
base de nos sociétés industrielles (voir le taylorisme et le fordisme). Elle
induit aussi l’idée que le passé détermine le présent et le futur.
Le temps dit « social »
est au contraire un temps non mesurable puisque intimement lié à la perception
qu’ont les hommes de sa nature et de son déroulement (Durkheim 1912, puis Sorokin et Merton 1937). Les caractéristiques du temps sont, dans ce cas,
définies par un système de valeurs personnelles, par une culture, par une
insertion dans un cadre social (Hall 1983). Les travaux de recherche en stratégie depuis une vingtaine d’années
retiennent majoritairement cette conception du temps. Cependant l’opérationnalisation de cette conception reste problématique.
De plus, l’opposition entre ces deux conceptions du temps n’est pas aussi
tranchée puisque, rappelons-le, notre conscience du temps qui s’écoule selon
des minutes et des secondes ne date que des premières horloges (1657) !
Si l'on s'inscrit dans la conception du temps social, seul le créateur est en mesure de déterminer dans quelle phase
du processus il se situe.
Si vous êtes entrepreneur, posez vous donc cette question :
L'êtes - vous toujours ?
Pensez-vous avoir réalisé le projet que vous poursuivez ? Est il toujours en cours ? Les décisions quotidiennes à prendre sont elles devenues routinières ? La structuration de votre entreprise vous paraît elle stabilisée ou est -elle encore en devenir ? Les équilibres financiers minimums sont t-ils atteints ?
N'êtes vous pas justement en train de muter
pour devenir ..."manager" malgré vous ?
* texte tiré de l'introduction de ma thèse.
* crédits photo : Julie Bornard (ponton) ; unerouteensoi.uniterre.com (borne).
Bibliographie :
Bréchet, J.P.
(1994), Du projet d’entreprendre au projet d’entreprise, Revue Française de Gestion.
Bréchet, J.P.
(1996), Gestion stratégique : le
développement du projet d’entreprendre, Eska.
Durkheim, E.
(1912), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris : PUF.
Fourcade,
C. (1991), Petite entreprise et
développement local, Editions Eska.
Hall, E.T. (1983), The dance of life : the other dimension of life, Garden City :
Doubleday.
Sammut, S. (1998), Jeune entreprise, La phase cruciale du démarrage, Paris : L’Harmattan.
Sorokin,
PA. and Merton, R.K. (1937), Social time : a methodological and functional
analysis, American Journal of Sociology,
42, 615/629.
Tarondeau, JC. et
Naccache, P. (2001), Introduction du numéro spécial ‘Temps et Gestion’, la Revue Française de Gestion, 58-62, janv./fév.
Verstraete, T.
(1999), Entrepreneuriat, Connaître l’entrepreneur, Comprendre ses
actes, Paris : L’Harmattan.