Comment prenons nous nos décisions ?


Blaise Pascal expliquait dans ses Pensées en 1670 que puisque nos facultés ne nous permettent pas de juger de l'existence de Dieu, autant croire en Dieu : s'il existe (une chance sur deux) nous avons tout à y gagner puisque cela nous permettra d'aller au paradis, s'il n'existe pas aucune incidence pour nous. 
Ce principe de maximisation du bénéfice attendu stipule que pour prendre une décision rationnelle nous devrions évaluer ses conséquences en tenant compte à la fois de leur probabilité et de leur valeur (ce que nous pouvons en attendre de positif). Ce produit de la valeur et de la probabilité est appelé l'espérance de gain. 
Or les spécialistes d'économie comportementale ont montré dès les années 50 qu'il n'est pas possible de déterminer à l'avance nos choix économiques en s'appuyant uniquement sur ce calcul d'espérance. Par exemple si l'on introduit la notion de risque en proposant à des individus de choisir entre gagner à coup sûr 40 € ou gagner avec une chance sur deux 100 €, la majorité choisit la première option...





Daniel Kahneman, prix Nobel 2002 d'économie, psychologue et économiste a identifié dans ses travaux un certain nombre de choix irrationnels, dont "l'effet de cadrage" (1). Le cadrage d'une décision correspond pour lui à la façon dont une personne se représente cette décision et ses implications. Il est possible d'obtenir un renversement complet des préférences exprimées par une personne en changeant son cadrage. Par exemple si l'on reprend l'exemple de la loterie cité mais en le présentant différemment : on donne 100 € aux participants puis on leur demande de faire le choix entre garder 40 € à coup sûr ou garder le total avec une chance sur deux, ils préfèrent l'option certaine : garder les 40 €. Mais si on propose l'alternative formulée différemment de choisir entre perdre 60 € à coup sûr ou perdre 100 € avec une chance sur deux, la proposition risquée est choisie !

L'effet d'ancrage présente également des résultats surprenants. Daniel Ariely (2) a ainsi montré en 2003 que l'évaluation du prix d'une bouteille de côte-du-rhône 1998 par des personnes était directement influencée par...leurs numéros de sécurité sociale ! Lorsque l'on demande à ces personnes d'inscrire au préalable les deux derniers chiffres de leur numéro de sécurité sociale puis de dire combien ils sont prêts à payer pour cette bouteille, celui est d'autant plus élevé que les chiffres inscrits (et donc parfaitement aléatoires) étaient élevés... Le cerveau ne peut s'empêcher d'enregistrer le numéro de sécurité puis d'évaluer le prix de la bouteille relativement à cette donnée ancrée.

Ces deux exemples font partie de tout une liste de "biais cognitifs" (voir mon article intitulé "Engagez-vous qu'ils disaient" sur ce blog) qui ont été identifiés, montrant définitivement que la "rationalité" humaine n'est pas simple à comprendre. 
Les progrès des neurosciences remettent actuellement à l'honneur cet enjeu de la compréhension du fonctionnement du cerveau. Force est pourtant de constater qu'elles sont encore bien en retard sur les découvertes apportées par les sciences sociales sur ces sujets. Placer des personnes dans un IRMf pour établir des liens entre l'activation de certaines zones du cerveau et leurs réponses à des questions ou stimulis visuels est intéressant mais ces expériences se heurtent pour l'instant à de nombreuses limites. Ainsi la personne est nécessairement stressée et donc bien loin d'une situation "naturelle" ; ensuite l'état des connaissances en neurosciences ne permet pas d'établir de relation univoque entre localisation dans le cerveau et fonction...

Un premier type d'explication de ces raisonnements biaisés est apporté par le rôle des émotions en particulier négatives : le regret intervient par exemple dans l'explication de la spirale de l'engagement. Mais attention les émotions n'ont pas qu'une influence négative, elles peuvent servir de "garde fous", comme l'a montré en 1994 par exemple le neurologue Antonio Damasio. Il étudia le fameux cas de Phinéas Gage, qui avait reçu une barre à mine dans la tête : cette destruction d'une partie de son lobe frontal transforma radicalement son comportement émotionnel et social. La conservation de son crâne a permis plus d'un siècle plus tard, grâce à la reconstitution par ordinateur, de poser des hypothèses sur le rôle des émotions dans le raisonnement et la prise de décision : une critique directe de Damasio à Descartes ! (3) Cependant ce cas a été discuté dans les années 2000 par MacMillan qui a montré que ce cas emblématique avait été quelque peu travesti : la sévérité racontée de ses troubles, mais surtout leur pérennité ont sans doute été exagérées. 

Il est également montré que la fatigue, la faim, la privation de sommeil altèrent notre capacité de raisonnement car les exigences physiologiques du cerveau sont élevées : en situation de stress les raisonnements les moins coûteux en énergie seront privilégiés, c'est-à-dire les plus "intuitifs" qui permettent des "raccourcis" de pensée bien pratiques. Cependant ceux ci reposent sur des schémas de raisonnements (des heuristiques) profondément ancrés et donc difficiles à modifier, qui peuvent ne pas être adaptés.

En conclusion, pour prendre de bonnes décisions, comment faire ??

Et bien déjà entretenir sa forme physique et psychique pour garder toute votre lucidité et préserver l'énergie dont a besoin votre cerveau !

Faut il recourir au collectif ? De nombreuses expériences sur le "group think" ont montré que des décisions collectives avaient mené à des catastrophes alors que des individus avaient exprimé des recommandations pertinentes. En revanche, pouvoir discuter avec une personne ayant du recul sur votre situation peut vous soutenir dans votre réflexion, à condition de réellement écouter ses avis même s'ils ne vont pas dans votre sens...évitez de vous en tenir à votre compagnon ou à vos amis qui n'auront pas envie de vous contredire.

Travailler surtout sa capacité d'apprentissage et de réflexion : ces capacités s'avèrent réellement fondamentales (dont les capacités métacognitives) dans la réussite en entrepreneuriat. Soyez donc curieux, lisez, intéressez vous à de multiples sujets en particulier ceux qui ne sont pas liés à votre entreprise...



1)Tversky A. and Kahneman D., The framing of decisions and the psychology of choice, Science, New series, vol. 211, 4481, 1981 : disponible sur Google Scholar.
2) Ariely D. and al. (2003), “Coherent Arbitrariness”: Stable Demand Curves Without Stable Preferences, Quaterly Journal of Economics, 118, 73.
3) Damasio A.L'Erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995.