Reprendre une entreprise, gare aux fantômes !!*

En France, la transmission d’entreprise par voie successorale est en constante diminution tandis que les entreprises sont de plus en plus cédées à des tiers, souvent très éloignés de la structure transmise. Ainsi de nombreuses difficultés doivent être surmontées.
De gros efforts ont été mis en place pour faciliter la rencontre entre les cédants et des repreneurs potentiels :  outils et démarches standards permettant de rationaliser le processus de transmission-reprise, bases de données de cédants/repreneurs créées par les chambres consulaires ou les syndicats professionnels, salons permettant une rencontre « physique » des protagonistes, aides financières de l’Etat et accompagnement d’OSEO Sofaris, etc.
Cependant même lorsque la rencontre se fait, il reste un second défi de taille, celui de la pérennisation des structures transmises : les statistiques indiquent que plus d’une transmission sur cinq échoue en moyenne avant six ans (ce qui reste de très loin inférieur aux scores d'échec en création d'entreprise pure).
Or la transmission d’entreprise ne peut se résumer à des facteurs juridico-financiers. Elle n’est pas uniquement un procédé technique permettant la continuation d’activité grâce au remplacement du chef d’entreprise. C’est tout d’abord la rencontre d’au moins deux personnes (cédant et repreneur) poursuivant le même objectif apparent, puis l’intégration d’une personne extérieure par un collectif de salariés et de parties prenantes externes. 

La réussite de la reprise ne pourra se faire que si les relations interindividuelles établies permettent une collaboration fructueuse. Les dimensions psychologiques et sociologiques sont donc essentielles.

L’approche sociocognitive des organisations peut nous aider à comprendre ce type de difficultés. Cette approche, de façon simplifiée, pose que les actions individuelles et collectives sont guidées par la signification que les individus attribuent aux évènements qu'ils rencontrent. On considère que les individus agissent de manière intentionnelle et que leurs actions sont soumises à des activités réflexives. Chacun porte en soi des représentations sociales, appelées parfois schèmes ou cartes causales, termes qui désignent la structure qui relie les idées entre elles par des liens de causalité. Par exemple, chacun a une représentation mentale de ce qu'est une "entreprise", qui s'est "socialement constituée" au cours de ses différentes expériences et interactions avec son entourage proche (étaient ils entrepreneurs ?), au cours de sa formation et de son expérience professionnelle, dans un contexte culturel français particulier. C’est cette structure cognitive de l’individu qui va jouer un rôle déterminant sur sa perception de la réalité extérieure et dans le diagnostic qu’il pose d’une situation problématique. Ces a priori établis par le système de pensée permettent aux individus de gagner en rapidité dans leur prise de décision, en particulier lors de situations non-familières. Ils sont donc à la fois utiles mais également parfois nuisibles dans le sens où ils peuvent nous enfermer dans des schémas de pensée biaisés.
Une fois forgée, cette représentation peut ensuite plus ou moins évoluer. La littérature fait en effet état d’une certaine dualité de la représentation, qui comporte à la fois des éléments stables (Abric, 1989, 1994), appelés noyaux ou éléments centraux, et des éléments instables (ou périphériques), en cours d’élaboration ou de modification. Ainsi l’adaptation d’une personne à son environnement serait non seulement régulée par ses représentations sociales, mais aussi limitée par la plasticité de ces dernières.
Enfin, la représentation n’est pas uniquement individuelle, mais elle peut également être collective, comme le montrent les travaux de Moscovici (1961) et de Jodelet (1989) sur les représentations sociales propres à une société donnée, ou les recherches sur les représentations organisationnelles (Weick et Bougon, 1986).

Une représentation sociale est donc une forme inconsciente de connaissance, portée sur un objet par des acteurs sociaux (individuels et/ou collectifs). Cette connaissance est élaborée tout au long de sa vie au cours de ses interactions avec les autres individus.

Les représentations sociales des différents acteurs  interviennent fortement au cours de toutes les phases d'une reprise externe .

En amont les représentations vont jouer un rôle à trois niveaux. Tout d’abord, le repreneur va devoir faire évoluer ses représentations sur l’entreprise idéalement recherchée et les compétences nécessaires au projet, pour mieux coller à la réalité du marché de la reprise.
Ensuite les représentations du cédant jouent un rôle déterminant : il a souvent tendance à se représenter son entreprise comme un prolongement de lui-même, ou comme son enfant. En effet, les structures transmises sont souvent de petite taille, les cédants sont en grande majorité les créateurs de leur entreprise (plus de 60 %) et cette dernière porte parfois leur nom, ce qui favorise une très grande personnalisation de la structure transmise (Lansberg, 1999). 

Plusieurs sentiments de perte se conjuguent pour le cédant : perte de son pouvoir, de son empreinte, de sa légitimité et plus globalement de sens. Ces sentiments entraînent inévitablement des réactions émotionnelles fortes[1] qui peuvent se traduire par un perpétuel report de la transmission : le cédant ne se représente pas son entreprise comme un objet externe valorisable et donc transmissible ou s’accroche à elle, tend à négliger la phase de préparation et rend la vente très délicate. Ainsi lorsque le cédant se résout à transmettre son entreprise, il désire plutôt le faire à quelqu’un de proche, en priorité à sa famille (81% des propriétaires souhaitent que leur entreprise reste dans la famille). Il cherche une certaine «consonance» cognitive.
Enfin durant la phase de négociation le cédant a souvent tendance à surévaluer son entreprise pour ces raisons affectives (comment évaluer une possession chérie qui représente tant d'années d'efforts ?), il arrive ainsi fréquemment de constater des écarts importants d'estimations du prix de l'entreprise. Ce qui peut donner lieu à de rudes batailles où les représentations des acteurs pèsent plus lourd que les critères objectifs.
En aval du processus, les représentations vont également jouer un rôle clé. Elles vont tout d’abord influencer la qualité de la réalisation de la phase de transition entre le cédant et le repreneur, dont on sait qu'elle joue un rôle déterminant dans la réussite du processus. Au cours de ce passage de relais, le cédant doit parvenir à lâcher prise et à accepter cette différence de management. Mais le repreneur doit également faire preuve de capacité d’apprentissage et d’humilité pour réussir son adaptation à ce contexte qui lui est inconnu. Les deux acteurs doivent donc, là encore, être capables de faire évoluer leurs représentations. Il peut pourtant exister un fossé générationnel et culturel entre un cédant autodidacte qui a l’âge de la retraite et un repreneur plus jeune ayant réalisé des études supérieures (à l’université ou dans une grande école) et/ou une carrière dans un grand groupe...
 Elles vont ensuite affecter l’adhésion des salariés à ce nouveau dirigeant et à ses projets de développement, et la façon dont le repreneur va s’insérer dans l’environnement de l’entreprise. La reprise n'est pas qu'un changement de personne mais également une modification dans l'exercice du pouvoir.Or les salariés de l’entreprise reprise ont une représentation sociale collective de ce que doit être le chef d’entreprise.On peut distinguer différentes situations :
  • Le sauvetage : transmission qui se fait dans l’urgence, au moment du décès du cédant par exemple, ou lors de difficultés financières importantes. Les salariés se représentent alors le repreneur comme un sauveur de l’entreprise. Toutefois cette prédisposition favorable peut évoluer vers une attitude moins constructive au fil des interactions, surtout si des sacrifices doivent être faits (fermetures de sites, licenciements de personnel).
  • La collaboration, où la transmission se fait de façon plus progressive, avec un cédant qui a trouvé un repreneur proche de lui dans ses représentations et qui a pris le temps de l’introduire auprès des différentes parties prenantes de l’entreprise. La convergence de représentations entre le cédant et le repreneur, entamée en amont du processus, influence largement son déroulement ex post. Cette congruence facilite l’intégration du repreneur au sein de l’entreprise reprise et envoie un signal fort aux salariés pour les inciter à faire évoluer leurs représentations et à mieux accepter ce nouveau dirigeant. Toutefois, même si les premières interactions sont déterminantes (attitudes du repreneur, discours, premières réalisations), cette évolution nécessite du temps, les études portant sur les successions familiales montrant qu’il faut entre deux et quatre ans en moyenne pour qu’un successeur développe sa crédibilité auprès de l’organisation.
  • La situation contestée, correspond enfin à un cas où le cédant a fini par vendre son entreprise par dépit, à un repreneur dont il ne partageait pas les représentations, et avec lequel il n’a pas réussi à s’entendre suffisamment pour prendre le temps de le légitimer aux yeux des différentes parties prenantes. Ici, les représentations des salariés portant sur ce que doit être un chef d’entreprise, trop liées à celles de l’ancien dirigeant, peuvent devenir un héritage empoisonné. 
Ainsi l'influence du "fantôme" du cédant est cruciale : il continue de hanter l'entreprise reprise à travers l'emprise qu'il a eu sur les représentations des salariés et des différentes parties prenantes externes...

L'accompagnement par une personne externe constituerait donc un moyen
 permettant de prendre du recul en dévoilant les écarts représentationnels. 
La réalisation de cartes mentales individuelles et collectives  au cours d'entretiens
 constitue une méthode à explorer  : ces supports visuels permettraient de mettre à jour les contenus des représentations, pour en discuter et en prendre conscience.

Bibliographie :
Abric, J.C. (1989), « L’étude expérimentale des représentations sociales, » in D. Jodelet, (s/d), Les représentations sociales, Paris, Presses Universitaires de France.
Abric, J.C. (1994), Pratiques sociales et représentations, Paris, Presses Universitaires de France, Collection Psychologie sociale.
Jodelet, D. (1989), Les représentations sociales, (s/d), Paris, Presses Universitaires de France.
Landsberg, I.S. (1999), Succeeding Generations: Realizing the dream of families in business, Harvard Business School Press, 379 p.
Moscovici, S. (1961), « La psychanalyse, son image et son public », Paris : PUF.
Weick, K.E and Bougon, M.G. (1986), Organizations as cognitive maps : charting ways to success and failure, in H.P. Sims, Jr et D.A. Giola (s/d), The thinking organization : dynamics of organizational social cognition, San Francisco, Jossey-Bass, p.102-135.


* Cet article a été rédigé à partir d'un article de recherche paru dans la Revue Internationale de la P.M.E. : 
F. Bornard et C. Thévenard-Puthod (2009), Mieux comprendre les difficultés d’une transmission externe grâce à l’approche des représentations sociales, Vol. 22, N° 3-4, 83-108)
* Crédit photo : Fabienne Bornard ; http://mecadyn.over-blog.com (fantôme)


[1] Or il est reconnu que les émotions (Oaksford and al., 1996) jouent un rôle fort dans les processus cognitifs et donc dans la constitution et l’évolution des représentations mentales des cédants.