"Nos « mauvais élèves" (élèves réputés sans devenir) ne viennent
jamais seuls à l’école. C’est un oignon qui entre dans la classe :
quelques couches de chagrin, de peur, d’inquiétude, de rancœur, de colère, d’envies
inassouvies, de renoncement furieux, accumulées sur fond de passé honteux, de
présent menaçant, de futur condamné. Regardez, les voilà qui arrivent, leur
corps en devenir et leur famille dans leur sac à dos. Le cours ne peut vraiment
commencer qu’une fois le fardeau posé à terre et l’oignon épluché. Difficile d’expliquer
cela, mais un seul regard d’adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre
ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement
indicatif.
Naturellement le bienfait sera provisoire, l’oignon se recomposera à la
sortie et sans doute faudra-t-il recommencer demain. Mais c’est cela enseigner :
c’est recommencer jusqu’à notre nécessaire disparition de professeur. Si nous
échouons à installer nos élèves dans l’indicatif présent de notre cours, si
notre savoir et le goût de son usage ne prennent pas sur ces garçons et sur ces
filles, au sens botanique du verbe, leur existence tanguera sur les fondrières
d’un manque indéfini."
Daniel Pennac, Chagrin d’école, Gallimard, 2007, p.70
* Dessin : FB